Voici une traduction du celebre poème de Vaja Pchavéla (de vrai nom Luka Razikashvili, 1861-1915), traduit par Gaston Bouatchidzé, et publié dans Vaja Pchavéla — Le Mangeur de Serpent et autres poèmes, traduit du géorgien et préfacé par Gaston Bouatchidzé (Publications Orientalistes de France/Editions "Radouga", Moscou: 1989).
I
Enfoui dans la nuit opaque
Et affadi par les ténèbres,
Le pays montagneux des Kistes
Se hérisse en trônes rocheux.
Une rivière crie sa peine
Au fond d'un défilé obscur.
Les montagnes se sont penchées
Et se débarbouillent, pensives:
Plus d'un expira sur leur sein,
L'eau ne les lave pas du sang.
Cet homme qui suit son chemin
Veut verser le sang de son frère.
Je dis chemin. Mais quel chemin?
Le sentier contournant les rocs
N'est pas facile à emprunter:
Un pied y frôle l'autre pied.
Le village kiste domine
En nid d'aigle le défilé:
On a du plaisir à le voir,
Comme le giron d'une femme.
Le brouillard noir s'est assoupi,
Insoucieux, à son chevet.
Il prête une oreille attentive
Aux rumeurs à peine distinctes.
En visite pour peu de temps,
Cet hôte s'en ira demain
Par-delà les hautes montagnes,
Les chaînes couvertes de glace.
A son approche, le spectacle
Du monde d'estompe ou s'efface.
Si, en égarant un chasseur,
Il le fait pleurer de dépit,
Il réjouit loup et larron,
Qui aiment errer dans la nuit.
II
D'une montagne on fait rouler
Un bloc détaché de rocher.
Le voyageur lève la tête,
Ne voit que le versant désert,
Puis prête l'oreille et entend,
Au bout d'un instant, le fracas.
Faisant preuve de vigilance
En prévision d'une agression,
Le voyageur scrute, angoissé,
Le sentier et ses alentours,
Et voit venir à sa rencontre
Un homme a canne bifurquée
Qui traîne un objet après lui
Dans une nuée de poussière.
L'inconnu paraît silencieux
Et ne desserre pas ses lèvres.
Le canon de son fusil brille
Comme la rosée à l'aurore.
― Qui es-tu? De quelle tribu?
Qu'as-tu à errer à cette heure?
― Qui veux-tu que je sois? Chasseur
.
Mais toi, tu me parais peu sûr.
― Peu sûr? Qu'est-ce qui te le dit?
Pourquoi me taxer de ce mot?
Parce qu'à l'instar de toi-même
J'erre dans ce pays rocheux?
Je suis un chasseur comme toi,
Mais aujourd'hui je marche en vain.
― C'est ce qui arrive aux chasseurs,
Mais tu ne dois rien à personne.
― Sinon que je me traîne à peine:
Mes pieds sont devenus de plomb.
J'ai grimpé sur tous les rochers,
Je n'ai pas omis de ravin.
Le brouillard noir est descendu,
La brise du soir s'est levée:
Elle hurlait dans les crevasses
Sur un air de loup affamé.
Je ne distinguais plus la route,
Le précipice me guettait.
Novice dans cette contrée,
J'ai perdu l'orientation.
Plus d'une fois par un faux pas
J'ai inquiété le gibier:
Le cerf me fuyait et l'aurochs
Cornait de ses cornes le roc.
Mais ce qui me mortifiait,
C'était que je n'y voyais goutte,
Sans parler de tirer un coup,
J'hésitais à faire deux pas.
S'approchant de notre chasseur,
L'inconnu dit, conciliant:
― Bonjour, ami! Ne te plains pas
Et ne te méfie pas de moi.
― Bonjour à toi. Je te souhaite
D'abattre ton gibier au saut.
― Tu te plains? Voici du gibier ―
Et de lui montrer un aurochs,
Silencieux dans sa gibecière,
Atteint par la balle mortelle. ―
D'ailleurs, comme entre camarades,
Partageons l'animal en deux
Et que les parties soient égales,
Je ne veux pas un brin de plus.
Je t'invite à passer la nuit,
Ma maison n'est pas loin d'ici.
Veux-tu bien me dire ton nom,
Ami, de quel terroir es-tu?
Ne t'en fais pas, car Dieu pourvoit
Aujourd'hui à ta nourriture.
Il paraît que tu as ta part
A l'aurochs que je viens d'abattre.
Je ne suis pas d'humeur à rire
Et je ne veux pas te flatter.
S'il n'en est pas comme je dis,
Qu'est-ce qui t'a conduit vers moi?
Honni soit celui qui voudra
Te priver de quoi que ce soit!
Mais tu ne m'as pas dit ton nom.
A te voir, tu parais Khevsour.
― Je m'appelle Nounoua, frère,
De la campagne de Tchié,
Répondit Zviadaouri
Qui dissimula son vrai nom.
Comment faire autrement? Le brave
Etait connu dans le pays
Pour avoir versé du sang kiste
Et tranché de nombreuses dextres.
― Maintenant que tu sais mon nom,
Veux-tu bien m'apprendre le tien?
― Je me prénomme Djokola,
Mon nom est Alkhastaidzé,
Entre nous deux il n'y aura
De parole mal entendue.
Avec sa tour et son enceinte,
Ma maison est à Djaréga.
Tu passeras la nuit chez moi,
Je t'y conduirai en personne.
L'accueil qu'on t'y réservera
Ne sera pas, du moins, mauvais.
A toi de décider, mon frère,
Où tu t'en iras dès demain.
Je te confierai mes soucis
Et tu me feras part des tiens.
― Là où je n'ai pas labouré,
Tu me convies à la récolte?
Abattu, entamé par toi,
Cet aurochs te revient de droit.
Je ne refuse pas ton offre
Et je t'aiderai volontiers
A porter ton aurochs, mais sache
Que je ne prendrai pas de part.
Ils écorchèrent l'animal
Et partirent pour Djaréga.
En route ils parlèrent beaucoup,
Firent plus ample connaissance.
III
Les tours du village apparaissent,
Les mâtins aboient ça et là,
Les têtes des enfants curieux
Se font voir à travers les portes.
On distingue les silhouettes
Des maisons en pierres de taille.
― C'est ici que vit ma famille,
Voici ma maison et ma tour.
Viens comme un frère chez un frère,
Comme un parrain chez son compère.
Djokola appelle sa femme:
― Ouvre-nous la porte, viens voir! ―
Lui dit-il avec la fierté
D'un hôte pour son invité.
Ils attendent dans l'antichambre,
La braise crépite dans l'âtre
Et un vieillard, près du foyer,
Touche des doigts le tchongouri.
Il chante à voix basse les gestes
Et les exploits de ses aïeux,
Dit comment ils vengeaient le sang
Versé par les Khevsours, les Pchaves,
Il couvre d'éloges la dextre
Des guerriers sans peur ni reproche.
Une beauté vêtue de noir
Au corps svelte de peuplier,
Une étoile tombée du ciel
Fait son entrée dans l'antichambre.
― Voici notre invité, chérie,
C'est le seigneur qui nous l'envoie.
L'accueil qu'il recevra chez nous
Dépend, dès ce moment, de toi.
La femme salue l'invité:
― Que la paix demeure avec toi!
― Que la paix soit dans ce foyer,
Qu'elle protège ta famille!
La maîtresse de la maison
Reçoit l'armure et prie d'entrer:
Djokola précède son invité
Et sa femme suit les deux hommes.
A part soi Zviadaouri
Se réjouit d'avoir un frère.
IV
Le vieil homme de tout à l'heure
A la chevelure blanchie
Se relève d'un bond agile
Propre à un tigre des rochers.
Il ne peut enfreindre la règle
D'après laquelle un étranger
Se trouvant chez des connaissances
Rend hommage à leur invité.
Mais à la vue de l'inconnu
Ses traits deviennent gris de loup
Et l'on peut sans difficulté
Lire le fond de sa pensée.
Le Kiste âgé reçoit sans joie
La visite de l'étranger,
Son visage ne cache pas
Les battements furieux de son cœur.
Il tend la main vers son poignard,
En tâte même la poignée,
Mais dans la demeure d'autrui
On n'a pas à faire scandale.
Sans dire mot il se retire
En se mordant à sang les doigts.
Dehors il frappe trois fois
Du plat de sa main la poitrine.
Puis il fait le tour des maisons,
Enduisant de poison sa langue:
"Kistes, notre ennemi mortel
A pénétré chez nous de nuit.
Sans doute Djokola ignore,
Ne l'ayant jamais rencontré,
Qu'il offre l'hospitalité
Au buveur de sang de nos proches,
A celui qui se rassasie
La moelle de nos os rongés.
Aujourd'hui qu'il est parmi nous,
Réservons-lui un mets amer.
Un des nôtres qu'ils ont tué
N'est pas vengé depuis l'été.
Est-ce que je ne dis pas vrai,
Est-ce que ma parole est fausse?
A notre adversaire d'apprendre
Que notre race a ses assises.
Mais je ne peux réaliser
Comment Djokola a-t-il pu
Ouvrir sa porte à l'ennemi?
N'a-t-il pas perdu sa cervelle?
Qu'un flot de vinaigre s'écoule
Du nez de Zviadaouri!
Sinon, remettons à nos femmes
Et le sabre, et le bouclier!"
Les fils des Kistes sont émus,
Chacun ceint son sabre tranchant,
Le village entier est en branle:
Homme et femme, enfant et vieillard.
Pour venger leur défunt, ils doivent
Immoler Zviadaouri.
D'après la règle, il faut l'abattre
Sur la tombe de la victime.
On désigna un villageois
A qui on enjoignit d'aller
En bon voisin chez Djokola:
Sans rien dévoiler du dessein,
Il devait s'y conduire en frère,
Soutenir la conversation,
Partager le souper, apprendre
Où allait coucher l'invité.
La nuit même on saisirait l'homme
Et on le lierait sans procès.
L'air enjoué, le propos doux,
L'éclaireur vient chez Djokola,
Vante son hospitalité,
Ne s'attriste pas un instant.
Avec le silex du sans-gêne
Il fait étinceler sa langue.
Cependant, caché aux regards,
Son cœur n'a que fiel et poison.
Le souper est terminé. L'hôte
Admire en son cœur l'invité.
Djokola se dit à part soi:
"Il paraît être un homme sûr.
Aujourd'hui nous nous observons,
Demain nous fraterniserons."
Djokola montre à l'invité
Son lit de natte qu'il lui cède.
― Merci, lui répond celui-ci,
Permets-moi de décliner ton offre.
J'ai l'habitude de dormir
Au grand air, sur la véranda.
L'observateur n'en veut pas plus,
Son but est désormais atteint,
Le souhait secret de son cœur
Est satisfait on ne peut mieux.
Joyeux, il s'en va annoncer
La nouvelle au village entier.
Maître Renard se réjouit,
Découvrant le perchoir du Coq.
V
― Allons, femme, dépêche-toi,
Apporte-moi sabre et poignard,
Il n'est pas temps de plaisanter,
L'armée ennemie nous attaque!
Tout en jurant fraternité,
Notre invité doit préparer
Une invasion de la contrée
Par l'armée que j'entends marcher.
Chut, femme! Je me suis trompé...
Ce sont nos Kistes qui approchent.
Pourquoi viennent-ils à cette heure
Et quel dessein nourrissent-ils?
Ecoute voir, je crois entendre
Un homme râler sourdement.
D'où vient tout ce remue-ménage,
Quel est ce tapage effrayant?
Les poignards lancent des éclairs,
Nul doute: On tue mon invité.
Regarde un peu ces éhontés
Qui viennent fouler mon foyer!
Ces vauriens traînent dans la boue
Mon nom et ma dignité d'homme.
Je m'en vais voir ce qu'ils me veulent,
Qu'est-ce qui les émeut ainsi.
Djokola saisit son poignard,
Se lève en achevant ces mots,
Va ouvrir la porte d'entrée
Et franchit, farouche, le seuil.
Il interpelle les intrus:
― Qui ose transgresser la règle
Et qui m'éclabousse de boue,
Liant chez moi mon invité?
Vous regretterez, ma parole,
L'outrage que vous m'infligez
Et, quoique vous soyiez mes frères,
Je devrai verser votre sang!
― Insensé, y réfléchis-tu?
Recouvreras-tu tes esprits?
Qui coupe le sein de sa mère
Pour un invité ennemi? ―
Ainsi répliquèrent les Kistes
D'une voix unique, tonnante. ―
Invité et hôte, tous deux,
Le gouffre saura vous calmer.
La tribu observe ses lois,
Elle sait ce qu'elle doit faire.
De quel droit reçois-tu chez toi
L'étrangleur du pays des Kistes?
Même un enfant connaît ici
Le nom de Zviadaouri.
De tout temps, pauvre écervelé,
Il nous épiait comme un loup,
Nous barrait soudain le chemin
Et ingurgitait notre sang.
Djokola a un mouvement
De regret et de répulsion,
On dirait qu'une flèche aiguë
Vient de lui transpercer le cœur.
― C'est lui qui a tué ton frère
De son fusil dans la forêt.
Nous connaissons bien son visage
Aux traits distordus par la rage.
"Zviadaouri vous salue!" ―
Nous criait-il de la montagne.
Nous avons pu le repérer
A distance plus d'une fois.
Il emplit la Khevsourétie
Et la Pchavie de nos troupeaux.
On l'a vu, dans son habit gris,
S'en prendre même à notre armée.
Pourquoi te souiller, malheureux,
En compagnie d'un porc impur?
A l'asseoir à côté de toi,
Comment n'es-tu pas écœuré?
― A quoi voulez-vous en venir?
En admettant que ce soit vrai,
Vous ne pourrez pas pour autant
Gagner mon cœur à vos projets.
Me doit-il une mer de sang,
Aujourd'hui c'est mon invité,
Et au nom de mon Créateur
Je jure de ne pas le trahir!
Allons, relâche-le, Moussa,
Cesse de le faire souffrir,
Une fois ma porte franchie,
Vous pourrez lui régler son compte.
Qui a livré son invité?
Un Kiste se l'est-il permis?
A quelle malhonnêteté
Je dois votre visite hostile?
En agissant indignement
Vous méconnaissez votre race.
Vous vous comportez sous mon toit
Comme si c'était la grand' route!
Malheur à vous, enfants de Kistes
Qui m'assaillez comme une armée!
A mater un homme sans armes,
Que doit ressentir votre cœur?
Moussa (à Djokola)
― Tu seras lié avec lui,
Rétif qui bafoue ta tribu!
Comment oses-tu t'opposer
Au conseil que nous te donnons?
Tu déblatères en délire
Et tu aboies comme un molosse.
En défendant ce giaour,
Tu t'acharnes contre tes frères.
Ne sais-tu pas que désormais
Tes affaires en souffriront?
Djokola (à Moussa)
― Quoi donc? Tu as dit "un molosse"?
Alors tu me traites de chien? ―
Et de lui plonger son poignard
Dans le cœur, jusqu'à la poignée. ―
Regardez-moi ce chien galeux
Qui me marche sur les talons!
Non contents de m'anéantir,
Vous me criblez de vos injures?
De par Allah, vous pâtirez
Avant que je ne rende l'âme,
Vous déviez de la justice,
Le courroux du ciel vous attend!
― Mon Dieu, qu'a fait ce renégat?
Il a dû perdre sa raison... ―
Et Djokola reçut l'assaut
De la troupe indignée de Kistes.
Sans qu'il ne se servît du sabre,
On lui attacha les poignets.
Les pieds liés, on le jeta
Sur le plancher de l'antichambre.
Le peuple tonne en maudissant
Et son crachat est de la pluie.
On emmène, blessé, lié,
Zviadaouri insoumis.
Que leur dit Zviadaouri,
Pourquoi son visage est-il blême?
C'est d'être privé de son sabre
Qui l'afflige et le mortifie:
― La chance vous a souri, chiens!
Vous vous êtes saisis de moi! ―
Il dit avec sérénité
Ces mots, puis garda le silence.
On le menait au cimetière
Où gisaient les Kistes tués.
Immolé au pied de leurs tombes,
Il devait leur porter de l'eau,
Leur servir de valet docile,
Et leur tresser des escarpins.
VI
Une montagne sablonneuse
S'élève près de la campagne.
Des combattants au cœur de lion
Reposent nombreux à son flanc.
Un ravin silencieux de glaise
Reçoit en bas les avalanches.
Le cœur de ceux qui maniaient
Poignard et sabre, ne bat plus.
La terre sans langue, implacable,
Dévore, sans bouger, leurs corps.
C'est dans son giron que chacun
Se défait de son air humain...
Ni la perfidie, ni la force,
Ne nous exemptent de la mort.
C'est par là que Nature pèche,
Et c'est pourquoi je me tourmente:
Elle tue indifféremment
Le juste et le méchant.
Lors du naufrage d'un bateau,
Tous les passagers lui reviennent.
Le soleil se cachait encore,
La rosée sommeillait sur l'herbe,
La brise n'avait pas soufflé,
Balayant les versants des monts.
Hommes et femmes en grand nombre
Avaient envahi le vallon.
Zviadaouri apparaît,
Conduit, mains liées, par la troupe.
Sa mort réjouira les gens:
Qui parmi eux pourrait le plaindre?
Craignant la mort, nous regardons
Avec plaisir tuer autrui
Et nous ne nous rendons pas compte
Que nous commettons un péché.
Je reconnais plus d'un méchant
Qui me croise sans sourciller.
D'ailleurs qui ne souhaite pas
Exécuter son tortionnaire?
VII
Et voici la tombe du Kiste
Que la foule cerne de près.
Le mollah dit une prière
Pour l'âme du trépassé:
― Ne te tourmente pas, Darla,
Jouis de la paix éternelle.
Tes frères se sont réunis
Près de ton ultime demeure.
Nous t'immolerons l'ennemi
Et nous vengerons ton décès.
― Qu'un chien serve votre défunt! ―
S'exclame Zviadaouri,
Secouant, furieux, ses cheveux,
Comme le tigre – sa crinière.
Le feu prend dans la fosse à chaux
Servant d'autel des sacrifices,
Et même la montagne altière
Fronce ses sourcils enneigés.
On couche Zviadaouri,
Le poignard pointé sur sa gorge,
La foule lui crie, unanime:
― Tu seras offert à Darla!
― Qu'un chien serve votre défunt! ―
Répond-il au peuple amassé.
Le héros garde son sang-froid
Et ne lève pas le sourcil.
Les Kistes n'en reviennent pas,
Se serrent pour mieux observer:
― Regardez-moi un peu ce chien
Qui refuse à être immolé! ―
Les Kistes vont à tour de rôle
Pointer leur sabre sur sa gorge.
"Qu'un chien serve..." s'écria-t-il
Avant que sa tête ne tombe.
"Regardez voir, regardez voir,
Il n'a même pas sourcillé!"
Le sang coule, la vie s'éteint,
Et Zviadaouri se meurt,
Mais l'ennemi ne peut tuer
Le cœur rebelle du héros.
Derrière la foule, une femme
D'une beauté mélancolique,
Bouleversée par le spectacle,
Verse des larmes en cachette.
Voulant secourir la victime,
"Ne tuez pas!" s'écrie son cœur.
A part soi la belle se dit:
"Si je disposais d'une hache,
Si seulement l'état de femme
Me permettait d'intervenir,
Seul il aurait eu la vie sauve,
Tous les autres seraient tués!"
Heureux le mortel qui jouit
De la chaleur de son étreinte,
Qui a pu serrer sa poitrine
Contre son sein d'un blanc de lait.
Heureux l'époux dont la passion
A dû ignorer l'accalmie!
Les Kistes se frappent, furieux:
Leur voeu demeure sans effet,
Ils n'ont pu offrir au mort
Le mets qu'il avait mérité.
L'immolé immola leur cœur,
Et démentit leur prédictions.
Ils voulurent, humiliés,
Frapper ensemble des poignards
Et découper dans le cadavre
Des fenêtres ensanglantées.
Mais, honteux, ils n'osèrent pas:
"C'est un péché", pensèrent-ils.
Le cœur et la raison des gens
Sont perméables au regret.
En descendant de la pente abrupte
Pour rentrer chez eux, ils se disent:
"Aurions-nous tué l'ennemi
S'il ne nous avait pas lésés?"
Puis, prenant à témoin Allah:
"Il a fait preuve de courage,
Et c'est pour défendre sa terre
Qu'il a résisté comme un tigre.
Pourtant le Seigneur nous enseigne
D'affronter ferme l'ennemi,
D'essayer le plus tôt possible
De le transpercer du poignard."
Ils se sont retirés, laissant
A terre Zviadaouri.
Les chiens et les oiseaux rapaces
N'auront qu'à le déchiqueter.
"Il n'a pas voulu s'immoler:
Qu'il soit privé de sépulture",
Répètent les Kistes vexés
Voulant paraître triomphants.
Les abîmes et les montagnes
Se renvoient l'écho de ces mots.
Le soir étend sa couverture,
Le rayon du soleil pâlit,
La nuit approche à pas de loup,
La lumière du jour expire.
Le dernier rayon disparaît,
Le sable ne scintille plus,
Le cheveu blanc de la montagne
S'évanouit dans les ténèbres.
L'oeil ne distingue plus au loin
Le dentelure du rocher
A la silhouette dolente,
Versant des larmes de cristal.
Le deuil accompagne la mort,
Un frère est pleuré par sa sœur.
Le saut du cerf sied aux forêts,
Le loup hurlant ― à certain temps,
Au brave ― la mort au combat,
A la main ― un éclat de sabre,
Aux guerriers ― la joie des victoires,
La défaite des ennemis.
La tourmente de la rivière,
Le soupir du mont élevé,
Et le frôlement de la brise
Pleurèrent Zviadaouri.
Dieu donna l'ordre à la nuée
De verser une armée de pleurs.
Penchée au-dessus d'une source,
Une belle et gracieuse Kiste
Sur le point de s'évanouir
S'asperge d'eau le front, le sein.
Elle pâlit de temps à autre,
Verse des larmes en silence:
La mort de Zviadaouri
La poursuit comme une vision.
Prisonnière des convenances,
Elle pleure, étouffant ses pleurs:
Il faut ménager la tribu,
On ne doit pas courroucer Dieu.
Le Seigneur pourrait châtier
Celle qui pleure l'ennemi.
Mais c'est la raison qui le pense,
Le cœur se refuse à la suivre.
La mort courageuse d'un homme
Ne saurait s'effacer du cœur.
Comme une flèche, cette image
Transperça le cœur de la femme,
Et lui assigna le devoir
De porter le deuil du défunt.
Elle attend que la nuit descende
Pour s'approcher du trépassé,
Oubliant de se demander
Dans quel état est Djokola.
Est-elle folle, cette femme,
A pleurer le mari d'une autre?
Qui sait si leur porte est en place,
Si l'on ne tue pas Djokola?
Comme une louve sur ses gardes,
Elle regarde à droite, à gauche,
Et approche avec précaution
Du rocher dominant l'abîme.
Le cri des eaux emplit d'effroi
L'immobilité des ténèbres.
Elle longe la tombe kiste,
S'agenouille devant le mort.
Les sanglots lui serrent la gorge,
Une pierre fond sous ses larmes.
La femme dégaine son poignard,
Dissimulé sous son écharpe,
Porte l'arme près de la tête,
Coupe trois cheveux du défunt.
Ses doigts de soie enveloppent
De soie ce souvenir précieux.
Quelles voix, quels bruits entend-elle,
Qui font bourdonner ses oreilles?
Des tombes alentour s'élèvent
Plaintes et reproches des morts.
On croirait entendre gémir
Même les enfants aux vois grêles.
Un blâme traduit la douleur
Et la réprimande de tous:
"Que fait cette femme éhontée?
Que la punisse le Très-Haut!"
Se lamente une voix amère,
Approuvée de dessous les dalles.
De gros nuages dans le ciel
Se détachent de l'horizon.
La femme fuit et se retourne:
C'est vrai, les défunts la poursuivent.
Une voix lui crie dans le dos:
"Même en nous échappant, crois-tu
Etre à l'abri dans ta maison?"
Et des deux côtés du sentier
Des chaînes de montagnes hautes
Se renvoient l'écho de ces mots.
"Ehontée!" ― lui lancent les pierres,
L'herbe drue, les sables mouvants,
Les rhododendrons orgueilleux
Et autres plantes du pays.
Et voici que sort de sa tombe
Son frère décédé, Ebar,
Guerrier renommé qui n'a eu
De pair dans sa génération.
Il a pour sa sœur des paroles
Qui roulent comme le tonnerre:
"Hélas, ma sœur, que m'as-tu fait
En attirant sur moi la foudre?
Une fois mort, tu m'as remis
A nouveau dans ma tombe froide!
Telle est ta dignité de femme,
Tel est ton service de sœur?"
Un chien remonte en aboyant
Le sentier vers le cimetière.
VIII
― Où vas-tu de ce pas rapide.
Maudit animal, où cours-tu?
Chien, ne voudrais-tu pas goûter
A la chair d'un brave tué?
Il ne manque plus que tu ronges
Les os de Zviadaouri! ―
En disant ces mots, Aghaza
Cribla de pierres l'animal.
Le chien court comme un enragé,
Suivant le bord du précipice.
Aghaza entend à nouveau
La voix mécontente des morts
Que répercutent les rochers
Et qu'agréent ses cheveux de jais.
Arrivée devant sa maison,
Voyant sa fenêtre éclairée,
Aghaza essaie qu'on l'entende
Lancer son appel: "Au secours!"
Mais sa langue ne bouge pas,
La sueur inonde son front.
A bout de forces, suffoquant,
Elle s'effondre sur le seuil.
Ses jambes croisées, Djokola
Etait assis près du foyer.
En s'écriant "Malheur à moi!"
La mari accourt aussitôt,
Soulève sa femme et la porte
Près de la flamme du foyer.
― Femme, dis qu'est-ce qui t'arrive? ―
Demande-t-il épouvanté.
N'ai-je pas assez de tracas
Pour que tu y mettes ton grain?
Desserre tes lèvres, dis-moi
Pourquoi es-tu dans cet état?
Quelqu'un n'aurait-il pas tenté
De glisser son bras sous ton cou?
Dis-le moi, et en un instant
L'impertinent sera puni.
Je ferai entendre raison
A l'agresseur de mon honneur,
Comme Moussa dut regretter
De s'être improvisé chez moi.
La main posée sur le poignard,
Caressant son arme éprouvée,
Djokola observe sa femme
Et attend qu'elle lui réponde.
Un air hagard sur son visage,
La femme garde son silence.
Djokola multiplie les soins
Et attend que sa femme parle.
Enfin, vers minuit, peu à peu
Aghaza recouvre raison.
Elle s'adresse à Djokola:
― Que dis-tu? Pourquoi es-tu triste?
Pourquoi inventes-tu des choses
Qui ne peuvent pas arriver?
Ce n'est que pure fantaise,
Je n'ai pas vu l'ombre d'un homme.
Qui oserait m'humilier
Tant que je porte robe et voile?
En descendant du cimitière,
Je cherchais en vain ton cheval;
Egarée dans l'obscurité,
Je me suis retrouvée chez les devs.
Dans son manteau de feutre noir
L'un d'eux me barra le chemin:
L'aspect horrible de ce monstre
Et sa puanteur me poursuivent.
Il avait de longues oreilles,
Des dents démesurées et torses,
Un corps noir comme le charbon.
De la taille d'une montagne,
Un chapeau noir couvrait son chef.
Il me tendit ses mains énormes:
"Femme, dit-il, viens avec moi,
Tu habiteras mon palais,
Je déposerai à tes pieds
Tout mon or et tout mon argent."
Terrifiée, je pris la fuite,
Le dev voulut me rattraper.
Le monde entier retentissait
Du bruit de ses pas sur les pierres.
Ce fracas, la danse des monts,
Le vertige des précipices
Faillirent troubler ma raison.
Enfin je gagnai notre seuil.
― A part le dev, dit Djokola,
Il doit y avoir autre chose.
Ma raison ne peut pas y croire,
Mes pensées sont en désarroi.
Comment se fait-il que tes joues
Aient gardé la trace des larmes?
Dis-moi toute la vérité,
Car j'ai hâte de la connaître!
Une épreuve a marqué ton cœur,
Tu as connu quelque souffrance
Et mes yeux lisent dans tes traits
La trace de cette émotion.
Pour l'ivresse il en est de même:
Notre démarche la révèle.
― Pour quelle raison te cacher,
Djokola, ce qui s'est passé? ―
Dit Aghaza d'une voix douce
Empreinte d'un léger frisson.
Mes larmes ont été offertes
A ton nouvel ami tué.
J'ai eu pitié du malheureux
Qui rendit l'âme à l'étranger,
Sans camarade, sans parent
Pour compatir à son tourment.
Mais, livré aux coups de poignards,
Il n'a pas tremblé pour sa vie.
Au regard de Dieu et au tien
Est-ce un péché? Je l'ai pleuré.
― Te punirai-je pour cela?
Je veux savoir la vérité.
Tu as bien fait de le pleurer,
Et je n'ai pas à te juger.
Il sied toujours à une femme
De pleurer le décès d'un brave.
IX
Le lendemain au petit jour
Aghaza mena son troupeau
Dans la montagne. Des corbeaux
Volaient au-dessus du cadavre.
Sans faire de bruit, Aghaza
Gagne le roc du cimetière.
Arrivée là, elle s'emploie
A chasser les oiseaux rapaces,
A tenir à l'écart les aigles
Et les vautours insatiables.
Elle agite ses bras en l'air,
Atténue l'éclat de ses yeux,
Crible les importuns de pierres,
Et fait semblant de tricoter,
Pour cacher aux gens la raison
De sa présence dans ces lieux.
X
Comme la foudre choit du ciel,
La nouvelle frappe Bisso:
"Le pilier soutenant le ciel,
Le défenseur de la Pchavie,
L'espoir de la Khevsourétie,
Zviadaouri est tué!"
A l'annonce de ce fait noir
Les femmes poussèrent des cris.
Une vieille versait des pleurs,
Se lamentant amèrement:
"Pourquoi est-ce que je respire?
Mettez-moi aussi dans la tombe!
Montrez-moi mon malheureux fils,
Je veux le serrer dans mes bras!
Avec la dextre de mon fils
Répandez sur moi de la terre.
Pourquoi suis-je encore de ce monde
Et pourquoi me dis-je vivante?
Aïeux décédés, bien avant
Pourquoi ne m'avez-vous mandée?
Comment m'imaginer mon fils
Gisant au pays des impies?"
Cette nouvelle ahurissante
Atteint l'ouïe des montagnards.
La colère monte à leurs lèvres;
Ils se disent les uns aux autres:
"Faut-il s'étonner de nous voir
Verser des pleurs pour notre maître?"
Frottées de graisse de mouton,
Les lances luisent au soleil.
Dès l'aube les guerriers préparent
Leurs sabres et leurs boucliers.
Rien de nouveau à voir le sang
Couler à large flot des veines.
Aparéka s'écrie: "Prenons
Des vivres pour une semaine!"
Babouraouli d'ajouter:
"Qui porte un chapeau est des nôtres."
Un grondement furieux s'élève,
Non pas le son du chalumeau.
XI
― Quitte ton foyer, Djokola,
Cesse de te chauffer les reins!
Ne vois-tu pas les ennemis
Escalader notre montagne?
D'abord ils nous rendent visite,
Puis nous inviteront chez eux.
Ils feront regretter aux mères
D'avoir des enfants au berceau.
Notre bétail est emmené,
Il se fait un remue-ménage…
Regarde, l'armée ennemie
Cerne Djaréga, les Trois-Monts.
Il semble aux bergers effrayés
Qu'ils sont traqués par les rochers.
Tes compagnons se précipitent
Pour faire face à l'agresseur;
Tu devrais suivre leur exemple,
Djokola, et les secourir.
― Les suivre, tête de linotte?
Mais ils ne veulent pas de moi!
J'irai combattre pour mon compte,
Tout Djaréga m'observera,
Que chacun décide à part soi
Qui est fidèle ou infidèle.
Les Kistes me croient faux jeton
Ayant renoncé à sa race.
Ils pensent que pour de l'argent
Je me suis détourné des miens,
Que j'ai trahi ma terre natale,
Vendu sans scrupule mon âme.
On veut m'ensevelir vivant,
Me mettre une pierre tombale.
Djokola, en parlant ainsi,
Passe son armure et ses armes:
Son fusil derrière l'épaule
Et son français à la ceinture.
Quant au casque, jamais un Kiste
N'en a porté dans les combats.
L'armée de ses compatriotes
Se dirige vers la montagne,
Et Djokola de son côté
Affrontera seul l'adversaire.
XII
Bannière déployée en tête,
Avance l'armée des Khevsours.
Elle avance vers le cimetière
Où reposent les guerriers kistes.
Les Khevsours veulent retrouver
Le corps de leur héros martyr,
Et arracher à ses bourreaux
Les yeux du fond de leurs orbites.
L'armée des Kistes les attend.
Dissimulée dans un ravin,
Et soudain ses fusils magyars
Crachent rageusement le feu.
Les jeunes Kistes élancés
Barrent le chemin aux Khevsours.
De part et d'autre les fusils
Ne connaissent pas de répit.
Les deux parties se battent ferme,
Chacune défend son honneur.
Les balles s'abreuvent de sang
Ou paissent dans le laceron,
Les Kistes sont inébranlables
Comme des murs de forteresse.
Le Khevsour Babouraouli
Appelle les siens à sabrer!
Les hommes dégainent leurs armes,
Les boucliers fraient le chemin.
Les Khevsours ont à conquérir
Un trésor, de glorieux trophées.
Bouclier, protège le sabre,
Car tu es toute sa famille!
En dévalant de la montagne,
Les Khevsours longent un rocher
D'où, sabre en main, un Kiste saute
Dans la masse des ennemis,
Et sa bravoure stupéfait
Ses compatriotes au loin.
Certains ne croient y voir qu'un leurre,
Et se demandent, angoissés:
― Qui accueille ainsi l'ennemi?
Est-ce un travesti? Un des nôtres?
― Ça m'a l'air d'être Djokola…
Oui, effectivement, c'est lui! ―
Dit l'un et d'autres acquiescèrent,
Sidérés par ce qu'ils voyaient.
Une forêt de sabres nus
L'entoure sans l'intimider.
Le voici qui succombe. Il tombe.
Des poignards lacèrent son cœur.
Mais les Kistes s'en réjouissent:
"Tant pis pour lui si on le tue!
Une fois de plus, il se moque
De son pays à sa manière!
Il a voulu nous surpasser
Et nous a traînés dans la boue.
Bravant à lui seul l'ennemi,
Il s'est rendu maître du sort."
Les Khevsours laissent sur le roc
Le cadavre de Djokola
Et, sur les flancs de la montagne,
S'attaquent aux combattants kistes.
Les sabres, les poignards se croisent,
Leurs pointes plongent jusqu'au cœur,
Le grincement des armes monte
Au ciel et atteint le Seigneur.
L'armée des Kistes lâche pied
Et se réfugie dans ses tours,
Les Khevsours la pressent de près,
Leurs heaumes brillent au soleil.
Au cimetière on ramassa
Les os de Zviadaouri:
Les oiseaux de proie les avaient
Détachés du corps, dispersés.
Emportant le bissac aux os,
Les Khevsours retournent chez eux:
Ils ont accompli leur devoir,
Tenu la parole donnée.
Ils traverseront les montagnes,
Menant devant eux moutons, vaches.
Le compte à l'ennemi réglé,
De quoi auront-ils à s'en faire?
L'espoir de la Khevsourétie
Et la gloire de la Pchavie,
Leur mort n'est pas abandonné,
Regagne avec eux le pays.
Ses confrères le pleureront
Suivant les règles et les us
Et ses restes reposeront
Près des aïeux et des ancêtres.
Le flot des larmes est précieux
Quand il est versé pour un proche!
XIII
― Toi qui pleures un étranger,
On vient de tuer ton mari.
Rends-toi près de lui, Aghaza,
Confie son corps à une tombe.
Sur son front croasse un corbeau,
Le vent lui peigne les moustaches.
― Je souhaite à ton ennemi
Mon existence misérable:
Personne ne me réconforte,
Personne de m'approche plus.
J'ai creusé de mes mains sa tombe
Dans le roc qui l'a vu mourir.
Les gens se sont mis à l'écart
Le monde m'a tourné le dos.
On a refusé au défunt
Même l'accès du cimetière.
"Djokola, m'a-t-on répondu,
Nous a trahis. Sa place est là
Où il a combattu tout seul.
Rebelle aux lois de la tribu,
Perfide, trompeur déloyal,
Il a offensé notre race."
Un feu inconsistant, sans flamme,
Me brûle, frère, et me consume.
Des pensées sauvages s'en prennent
A mon cœur et à ma raison.
Aghaza pleure Djokola
Et verse des larmes brûlantes.
Son visage évoque la lune,
Sa gorge tendre ― le chamois.
Elle est comme un bouton de perle
Cousu au corps de son époux.
XIV
Dans la nuit noire il pleut à verse,
Terre et ciel semblent éclater.
Seigneur, veillez sur ceux qui souffrent,
Ayez pitié de leur tourment!
Le juste demeurera juste,
Chérissez les déshérités!
Que sur votre cœur se répandent
En roses pâles leurs prières!
Si vous ne pouvez les aider,
Recevez leurs âmes, Seigneur!
Et toi, nuage vagabond,
Cesse ta menace, va-t-en!
Le fleuve gronde et se démène,
Brisant ses eaux contre les rocs.
Instrument des forces du mal,
Il ignore les avatars.
La souffrance ne l'effraie pas
Et la mort lui est étrangère.
Il sait seulement se morfondre,
Se lamenter, verser des larmes,
Jamais, jamais il ne sourit
Et pleure sans interruption.
Le vent parcourt les défilés
Avant de s'abattre sur lui.
Les cheveux épars, une femme
Se penche sur le précipice.
Son visage pâle et tremblant
Me rappelle une étoile éteinte.
Du rocher la femme regarde
La rivière rouler ses eaux:
Que son élan est effrayant,
Que son bruit est épouvantable!
Ouvrant sa gueule dans le noir,
Bruit le précipice implacable.
Si quelqu'un conseillait la femme:
"Halte! Ne te suicide pas!"
― A quoi bon vivre? se dit-elle,
En proie au désespoir sans borne.
Pas un caillou dans mon pays
Ne ressent de pitié pour moi.
Mari et femme, nous avons
Tous deux péché contre les Kistes.
Ils ne sauraient me pardonner
D'avoir pleuré un étranger.
Un pas rapidement franchi
La précipite dans l'abîme.
Le courant emporte Aghaza
Avec le limon et le sable.
Dans la nuit, après l'avalanche,
Sur le rocher où Djokola
Succomba aux sabres des Khevsours,
Une vision pose le pied.
Djokola domine les monts
Et lance vers le cimetière:
― Pourquoi ne te montres-tu pas,
Zviadaouri, mon ami?
Les bras croisés sur sa poitrine,
Protégée par son bouclier,
Serrant la poignée de son sabre,
Une ombre vient du cimetière.
Arrivée devant son confrère,
Elle le salue en silence.
Mélancolique et attristée,
Aghaza surgit auprès d'eux.
Sur une montagne voisine
Vacillent des langues de flamme:
Aghaza prépare aux amis
Des brochettes d'aurochs flambées.
Les hommes évoquent la grâce,
Le courage du combattant,
L'amitié qui naît d'un serment
Entre un hôte et un invité.
L'œil humain ne se rassasie
De les admirer réunis.
Mais, pareille à la destinée,
La brume noire et silencieuse
Dérobe sous sa couverture
La vision fuyante des monts.
Le pain béni ne peut briser
Le sceau magique de la brume
Qui défie la prière ardente
Et qu'une main n'enlève pas.
La rivière gronde en sourdine,
Son eau s'écoule en toussotant,
Une marguerite au cou tendre
Se penche sur le précipice.
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